XI
LE robot actionna un commutateur ; une porte coulissante s’effaça dans le mur et Joe découvrit une série d’équipements complets de plongée : masques à oxygène, palmes, combinaisons en mousse plastique, lampes étanches, lests, leviers, fusils sous-marins, bouteilles d’oxygène et d’hélium – absolument tout ce qu’il fallait. Y compris des ustensiles qu’il ne put identifier.
« Vu votre expérience limitée de la plongée sous-marine en profondeur », fit le robot, « je vous suggère de plonger en chambre proleptique autonome. Mais si vous désirez prendre des combinaisons… »
Il haussa les épaules : « Je ne pourrai pas vous en empêcher. C’est vous qui décidez. »
« Mon apprentissage est suffisant », fit Mali avec entrain. Elle commença à sortir le matériel du dépôt et se retrouva bientôt avec un énorme monceau entassé devant elle. « Sors la même chose que moi », conseilla-t-elle à Joe. « Regarde comment je m’habille et imite-moi point par point. »
Après s’être harnachés, ils suivirent Willis jusqu’à la véritable chambre de plongée.
Le robot commença à dévisser la soupape qui occupait une grande partie du plancher tout en parlant : « Un de ces jours j’écrirai un texte sur la plongée en grande profondeur. La plupart des religions supposent que le monde chthonien existe sous terre. Mais en vérité c’est dans l’océan qu’on le trouve. L’océan… » Il traîna le lourd couvercle un peu plus loin. « C’est le véritable monde primordial d’où est sortie la vie, il y a des milliards d’années. Sur votre planète, monsieur Fernwright, bien des religions font cette erreur : par exemple, la déesse grecque Demeter et sa fille Perséphone sortent de la terre. »
Mali expliqua à Joe : « Attaché à ta ceinture, tu trouveras un appareil de secours en cas de panne du circuit à oxygène principal. Si tu perds ton air, si le conduit se détache ou éclate, ou si la bouteille est vide, tu n’as qu’à brancher le dispositif hypnotique de ta ceinture. » Elle lui montra celui qu’elle portait sur elle. « Il abaisse rapidement le métabolisme pour une consommation minimum d’oxygène ; assez pour que tu puisses te laisser remonter doucement à la surface avant la première lésion cervicale ou tout autre dégât physiologique durable dû à l’anoxie. Quand tu remonteras, tu seras bien sûr inconscient, mais ton masque est prévu pour laisser entrer l’air automatiquement dès que sorti de l’eau il réagit à la présence d’atmosphère. J’arriverai aussitôt pour te ramener ici. »
Joe se rappela un poème : « Il faut que je m’en aille. Je vois une tombe où les narcisses et les lys me font signe en s’agitant. »
Le robot continua : « “Et je ferai plaisir à la faune malheureuse, enfouie sous la terre somnolente !” Un de mes favoris. De Yeats, je crois. Monsieur, croyez-vous descendre dans un tombeau ? Aller vers la mort ? Pensez-vous que plonger est mourir ? Répondez en vingt-cinq mots au moins. »
« Je sais ce que m’a dit le Kalende », fit Joe toujours sombre. « Ce que je trouverai à Heldscalla me décidera à tuer Glimmung. Je descends donc dans la mort, même si ce n’est pas obligatoirement la mienne. Je vais bloquer pour toujours la remise à terre de la cathédrale. » Les mots s’égrenaient lourdement dans son esprit, toujours là. Toujours prêts à reparaître. Ils ne s’en allaient jamais bien longtemps. Peut-être était-il condamné à les entendre à jamais. J’en porterai le stigmate jusqu’à la fin, pensa-t-il.
« Je vais vous offrir un porte-bonheur », fit le robot qui recommença à farfouiller dans sa poche thoracique dont il tira un petit paquet qu’il tendit à Joe. « C’est un symbole de la pureté et du caractère sublime d’Amalita. Un signe dans la nuit. »
« Et il repoussera les influences maléfiques ? » demanda Joe.
« Vous devez dire, Willis, est-ce qu’il… »
« Willis, ce charme nous aidera-t-il, lorsque nous serons en bas ? »
Au bout d’un moment le robot répondit : « Non. »
« Alors, pourquoi le lui avez-vous donné ? » intervint Mali.
« Pour… » Le robot hésita. « Ça ne fait rien. » Il sembla se rétracter sur lui-même forme de silence, inerte et lointaine.
« Nous allons nous encorder », fit Mali en reliant leurs ceintures par un câble. « Cela nous donnera six bons mètres de longe. Ça devrait suffire. Je ne peux pas prendre le risque de me séparer de toi ; ça pourrait être la dernière fois que je te vois. »
Sans un mot, le robot donna à Joe un récipient en plastique. « Pour quoi faire ? » demanda Joe.
« Vous trouverez probablement un ou deux vases sous l’eau et vous aurez envie d’en remonter les débris. »
À quatre pattes près de l’ouverture qui donnait sur l’océan, Mali cria : « Allons-y ! » Elle alluma sa torche à hélium, jeta un œil rapide sur Joe et disparut. Le câble qui les reliait se tendit, le tirant vers l’eau, l’entraînant irrésistiblement. Alors, l’esprit vide de toute pensée construite, il plongea lui aussi, masse passive.
Les lumières de l’embarcadère s’évanouirent peu à peu au-dessus de lui. Il alluma sa propre lampe-torche et se laissa entraîner toujours plus profond ; l’eau devint d’un noir d’encre au-delà du vague cadran irréel que découpait sa lumière. Plus bas, la trace de Mali lui apparaissait comme la tache phosphorescente d’un poisson des profondeurs.
« Ça va ? » La voix de Mali résonna dans son oreille. Cela l’étonna jusqu’à ce qu’il comprenne qu’un intercom les reliait l’un à l’autre.
« Oui », répondit-il simplement.
Des variétés étranges de poissons glissaient près de lui ; indifférents et hautains, ils le regardaient bouche bée et continuaient leur chemin, disparaissant bientôt dans le néant qui bordait sa route lumineuse.
« Ce sac à vent de robot », lança Mali d’une voix acerbe. « Bon Dieu ! Il a bien dû nous retenir vingt minutes ! »
Mais maintenant nous y sommes, pensa Joe. Au milieu des eaux de Mare Nostrum, à tomber en une spirale infinie.
Je me demande s’il y a beaucoup de robots théologiens dans l’univers, réfléchit-il. Willis était peut-être l’unique… Placé là spécialement par Glimmung pour les ralentir le plus possible.
L’unité chauffante de sa combinaison se mit en marche avec un déclic et la présence glaciale de l’océan s’éloigna doucement. Il eut un remerciement silencieux pour le mécanisme.
« Joe Fernwright », l’appela la voix de Mali. « As-tu pensé que Glimmung m’a peut-être envoyé avec toi pour te tuer ? Glimmung connaît la prophétie. Ne serait-il pas raisonnable qu’il le fasse ? N’as-tu pas pensé à cette évidence ? »
En fait, l’idée ne l’avait même pas effleuré. Et avec elle revint la froidure océane ; elle l’étreignait, broyant ses reins, perçant son cœur d’échardes de glace. Il se sentait geler à l’intérieur ; figé dans une immobilité effrayée, comme une petite créature sans défense. Sa peur le privait de son humanité, car ce n’était pas la peur d’un homme, mais plutôt celle d’un petit animal écrasé par la menace. Sa terreur le faisait régresser à des âges oubliés, effaçant les acquisitions contemporaines de sa personnalité, de son être. Dieu, pensa-t-il, cette peur est vieille d’un million d’années !
« D’un autre côté », remarqua Mali. « Le texte que t’a montré le Kalende était peut-être un faux, préparé exprès à ton intention ; un exemplaire unique prévu pour tes seuls yeux. »
D’une voix rauque, Joe répondit : « Comment as-tu appris l’existence du nouveau texte ? »
« Glimmung me l’a dit. »
« Donc, c’est qu’il a lu la même chose que moi. Ce n’est pas un exemplaire factice destiné à me tromper. Sinon, tu ne serais pas là. »
Elle se mit à rire. Puis ne dit rien. Ils continuèrent leur descente éternelle.
« Alors, c’est que j’ai raison », fit Joe.
Rigide et jaunâtre, une carcasse inconnue jeta des reflets putréfiés dans le vacillement de sa lampe. À sa droite, la torche de Mali en éclaira une autre vertèbre. Énorme… comme une arche construite pour contenir tous les vivants et qui a coulé au fond des flots. Pour toujours. L’arche de l’échec.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il à Mali.
« Un squelette. »
« Un squelette de quoi ? » Il se propulsa vers lui, essayant de l’éclairer le plus possible. Mali l’imita.
Elle se trouva emportée à ses côtés. Il voyait son visage à travers le disque transparent de son masque ; quand elle parla, ce fut d’une voix assourdie, comme si, malgré son savoir et son expérience, elle avait rencontré ici l’inattendu.
« C’est un Glimmung », répondit-elle. « Le squelette d’un très très vieux Glimmung ; mort et oublié depuis longtemps. Les ossements sont tout incrustés de corail ; il est là-dessous depuis au moins un siècle. Bon Dieu ! »
« Tu veux dire que tu ne savais pas qu’il était là ? »
« Glimmung était peut-être au courant ; mais pas moi ou… » Elle hésita. « Je crois que c’est un Glimmung Noir. »
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Joe, dont le malaise se ramifiait dans tout le corps comme un immense réseau de dendrites.
« C’est presque impossible à expliquer », répondit Mali. « C’est comme l’antimatière ; tu peux utiliser le concept mais pas vraiment le comprendre. Il y a les Glimmungs et les Glimmungs Noirs. À chaque Glimmung répond sa sombre contrepartie, son double opaque. Tôt ou tard, l’individu devra se débarrasser de son inverse, ou c’est celui-ci qui le tuera. »
« Pourquoi ? »
« Parce que c’est comme ça. Si tu me demandais : “Pourquoi les pierres existent-elles”, je ne pourrais te répondre. Tu comprends ? Ils ont évolué en ce sens, vers cette étrange parité. Ils s’excluent mutuellement ; entités antagonistes, on pourrait les comparer à des propriétés chimiques opposées et qui ne peuvent se combiner pour former un nouveau corps. En fait, les Glimmungs Noirs ne sont pas vraiment vivants. Mais ils ne sont pas non plus inertes du point de vue biochimique. Ce sont des sortes de cristaux déformés ; la destruction des formes est leur principe ; la recherche du Glimmung original leur tropisme. Certains prétendent d’ailleurs que le mécanisme n’est pas propre aux Glimmungs ; ils croient… » Elle s’arrêta brusquement, observant fixement l’étendue opaque devant elle. « Non », murmura-t-elle. « Pas ça. Pas si tôt. Pas la première fois. »
Une masse pourrissante de matières molles parsemée de morceaux de tissus flottait lentement vers eux, poussée par les courants d’eaux sales. Cela ressemblait vaguement à un homme qui aurait depuis longtemps perdu l’usage de ses membres et qui se retrouverait tout recroquevillé, les jambes ballantes comme des pâtes trop cuites, vides de leurs os. Joe le regardait approcher sans pouvoir en détacher les yeux car, d’une manière étrange, la chose semblait vouloir le rejoindre de son ondulation maladroite. Lentement, lentement, il arrivait vers lui. Maintenant, Joe pouvait apercevoir son visage. Et le monde s’écroula.
« C’est ton cadavre », fit Mali. « Tu dois comprendre qu’ici le temps ne se déroule pas… »
« C’est aveugle », murmura Joe. « Ses yeux… ils ont pourri dans leurs orbites. Il n’y a plus rien. Un trou. Peut-il me voir ? »
« Il sait que tu es là. Il veut… » Elle hésita.
« Quoi, quoi, qu’est-ce qu’il veut ? » hurla-t-il dans l’interphone et il la vit grimacer.
« Il désire te parler », répondit-elle enfin. Puis ce fut le silence ; elle se contentait d’observer, de voir, sans intervenir, sans même bouger. Elle n’allait pas l’aider. Il se retrouvait seul face à cette chose.
« Que dois-je faire ? » Il voulait entendre sa voix.
« Ne… » Il y eut un nouveau silence, puis elle reprit : « N’écoute pas ce qu’il va te dire. »
« Ça veut dire qu’il veut parler ? » Joe implorait une réponse, trop effrayé pour supporter le silence. Il pouvait accepter le témoignage de ses yeux ; retenir des fragments de sa santé mentale devant son propre cadavre. Mais pas plus. C’était impossible, un travesti de la réalité, l’imitation folle d’une forme de vie aquatique, terrorisée par son apparence.
« Il va te dire de partir », intervint Mali. « De quitter ce monde, cet océan. D’oublier Heldscalla pour toujours, les espoirs de Glimmung, ses projets. Vois : il essaie déjà de former des mots. »
Les chairs putréfiées de la mâchoire frémissaient ; la sombre caverne bordée de dents cassées qui avait été sa bouche s’entrouvrit pour laisser sortir un bruit infime. Un battement vague, une communication lointaine qui se perd sur la longueur du câble transatlantique. Quelque chose qui s’étend sur mille kilomètres, lourd comme un univers. Dense, impossible à manœuvrer. Et pourtant la chose essayait de le faire. Le battement continuait. Enfin, comme le cadavre passait devant lui en tournant lentement pris entre deux eaux, il distingua un mot. Puis un autre.
« Reste. »
La mâchoire vétuste restait pendante. Un petit poisson s’introduisit dans la cavité grande ouverte, disparut à l’intérieur, puis ressortit d’une nage ondulante. « Tu… dois continuer. Continuer. Relever Heldscalla. »
« Êtes-vous encore en vie ? » demanda Joe.
Mali intervint : « En bas, rien ne vit vraiment. C’est une accumulation de résidus… Les dernières décharges d’une pile endommagée. »
« Nous rencontrons le futur », fit Joe.
« Il n’y a pas de futur, ici. »
« Mais je découvre ce qui ne m’est pas encore arrivé. Je suis vivant. Et cette pourriture en mouvement, cette chose immonde, c’est mon futur cadavre. Je ne pourrais pas arriver à me parler si j’étais à sa place. »
« C’est vrai », fit Mali. « Mais… la distinction n’est pas vraiment totale entre vous deux. Quelque chose de sa substance existe en toi ; quelque chose de toi persiste en lui. Tu es les deux personnages : la chair vivante et la pourriture. “L’enfant est le père de l’homme” tu te souviens ? Et l’homme est le père du cadavre. Mais je croyais qu’il te conseillait de partir. Au lieu de cela, il – “il” – te demande de rester. Il est venu jusque-là pour te le dire. Je ne comprends pas. Ça ne peut pas être ton Noir, tout au moins dans le sens que je donnais tout à l’heure. Il est à moitié décomposé, mais semble bienveillant. Et les Noirs ne sont jamais bienveillants. Puis-je lui demander quelque chose ? »
Il ne répondit rien, ce que Mali prit pour un accord.
« Comment êtes-vous mort ? » demanda-t-elle au cadavre.
À travers les restes de chair, ils virent l’éclat blanc des ossements qui remuaient dans l’eau pour expulser sa réponse déformée.
« Glimmung nous a fait assassiner. »
« “Nous” ? » demanda-t-elle vivement. « Combien d’entre nous ? Tous ? »
« Nous. » Il tendit un bras désagrégé vers Joe. « Nous deux. » Il s’arrêta de parler et commença à s’éloigner lentement. « Mais cela pourrait être pire. Je me suis construit une boîte ; elle me protège un peu. Je me mets dedans et je la referme ; alors, les poissons… les poissons vraiment voraces n’arrivent pas souvent à entrer. »
« Tu essayes de protéger ta vie ? » cria Joe. « Mais ta vie est finie ! »
Il n’arrivait pas à comprendre cette obstination. Ça n’avait pas de sens. C’était hors de toute logique. Il frémit à l’image d’un cadavre pourrissant – son cadavre – essayant de continuer cette semi-vie sous l’océan, prenant les plus grandes précautions pour se protéger… « Améliorez les conditions de vie des morts », jeta-t-il d’une voix sauvage à la cantonade, ne s’adressant pas particulièrement à sa compagne ou au corps qui s’éloignait.
« La malédiction », dit Mali.
« Quoi ? »
« Elle ne te laissera pas en paix. Elle te confrontera sans cesse à ta forme finale sans pouvoir te faire partir. Et puis, lorsque tu seras comme lui… » Elle désigna le cadavre. « Tu souhaiteras désespérément t’être enfui. Aujourd’hui, ce soir, demain matin. »
« Reste », fit encore la masse pourrissante.
« Pourquoi », demanda Joe.
« Lorsque Heldscalla sortira des flots, je pourrai m’endormir. J’attends le repos depuis si longtemps et vous êtes enfin là. J’ai attendu des siècles. Et jusqu’à ce que vous me libériez, je reste pris dans la totalité du temps. » Il essaya de faire un geste d’imploration, mais un bout de main se détacha pour tomber dans l’eau obscure, ne laissant que deux doigts tendus vers eux. Joe se sentit près de défaillir ; il aurait voulu vomir mais ne pouvait que rester là à désirer repousser le temps en arrière, avant le début de son voyage. Mais le cadavre avait dit le contraire, que son arrivée ici était le signe de la délivrance prochaine. Jésus, Marie ! pensa-t-il. Je serai bientôt comme cette chose ; mon corps partira en morceaux et ira nourrir les poissons. Je devrai me cacher dans une caisse au fond de la mer à attendre d’être dévoré bout après bout.
Ou peut-être n’est-ce pas vrai, pensa-t-il. Ce n’est peut-être pas mon cadavre ; combien de gens se rencontrent morts. Morts et pourtant suppliants ? Il pensa aux Kalendes, mais cela n’avait pas de sens, car – détrompant Mali – il lui avait demandé de rester, l’avait poussé à commencer son travail.
Glimmung. C’est un phantasme projeté par lui. Un appât insensé pour me gaffer. C’est évident.
Il s’adressa au cadavre qui flottait non loin de là : « Merci de ton conseil. J’en tiendrai compte. »
« Mon corps est-il là-dedans, lui aussi ? » demanda Mali…
Pas de réponse. Les vestiges physiques de Joe avaient disparu. Ai-je dit quelque chose de déplacé ? se demanda Joe. Mais, bon Dieu, comment doit-on parler à son propre cadavre ? Que voulait-il de plus ? La peur l’avait quitté et il ressentait maintenant une étrange colère. Ce n’était pas juste… des pressions pareilles. On lui avait ordonné de continuer, de faire sa part du projet. Et puis il pensa à la malédiction.
« La mort », dit-il à Mali comme ils flottaient ensemble. « La mort et le péché sont associés. Si la cathédrale est maudite, nous le sommes aussi… »
« Je remonte. » Elle donna un coup de palme et se retrouva au-dessus de lui, frappant l’eau d’un battement expert. « Je ne veux pas me retrouver trop près de la zone de dragage. » Elle désigna un point au loin.
Joe fit pivoter son corps dans cette direction.
Une immense machine qu’il ne put reconnaître travaillait en silence sur le fond sablonneux. Puis il entendit l’écho de son activité comme un ronflement sourd ; extrêmement grave. Le son les avait toujours accompagnés, à la limite inférieure de l’audibilité, la région des vingt hertz qui faisait vibrer le corps plus que le tympan. C’était peut-être d’ailleurs son être tout entier qui percevait la présence.
« Qu’est-ce que c’est ? » lui demanda-t-il. Il s’élança, fasciné, dans cette direction.
« Une excavatrice Caprix », répondit Mali. « Le Caprix Ionien, l’élément atomique le plus lourd actuellement utilisable. Il a remplacé les vieilles excavatrices rexéroïdes qu’on voyait tout le temps auparavant. »
« C’est comme cela qu’on va remonter la cathédrale ? » demanda-t-il à Mali qui nageait près de lui, le suivant à contrecœur.
« Seulement les fondations », répondit Mali.
« On coupe le reste en morceaux ? »
« Oui, tout sauf la fondation qui est en une seule gigantesque agate de Deneb 3. Si on la découpait, elle ne pourrait plus supporter la superstructure. D’où l’intérêt de la pelleteuse. » Elle le tira en arrière. « Il n’est pas prudent de s’approcher tellement. Tu as déjà vu des machines similaires en opération et tu connais leur principe de fonctionnement : le pivot avance et recule dans les quatre jantes de l’excavatrice. Maintenant, s’il te plaît ! Retournons à la surface. Je suis épuisée. Putain, Joe ! C’est dangereux d’être si près ! »
« Tous les blocs sont déjà coupés ? » demanda-t-il.
« Dieu du ciel », fit Mali d’une voix fatiguée. « Non, pas du tout. Seulement quelques-uns. L’excavatrice n’a pas encore commencé à soulever l’agate ; elle essaie seulement de se mettre en place. »
« Quel sera le rythme de remontée ? »
« Il n’est pas encore déterminé. Regarde… nous en sommes encore loin ; tu parles de relever la cathédrale alors que nous faisons les premiers terrassements. Le dragage n’est pas ton domaine, tu n’y connais rien. L’excavatrice avance sur le plan horizontal à la vitesse de quinze centimètres par journée de vingt-six heures ; c’est infime. »
Joe dit tout à coup : « Tu ne veux pas que je voie quelque chose. »
« Paranoïaque ! » lui lança Mali. Dans le rayon de sa torche, il accrocha vers la droite une masse dense et opaque qui s’élevait, immense, pour former des surfaces triangulaires parsemées de crustacés, mollusques et bernacles, profondément incrustées de coraux, parmi lesquelles se promenaient une multitude de poissons. Près de la forme, une autre, identique, sur laquelle s’affairait l’excavatrice : Heldscalla.
« Voilà ce que je ne devais jamais voir », dit-il à Mali.
Deux cathédrales.